Sur cette page vous trouverez quelques photographies prises par Maurice ROUANET après la première guerre mondiale. Vous pourrez lire quelques uns de ses articles sur les moeurs et les traditions mystérieuses de nos montagnes Maurice Rouanet était originaire du Soulié-Bas. Toutes les photos sont prises sur le Somail.




Une foire au Soulié




Les moissons


Maurice ROUANET

LA CLOUQUE (La glousse)

Septembre 1908 : J'avais cinq ans. J'accompagnais ma grand-mère au champ. Un hermes de genêts à défricher. C'est dur, la racine de genêts. Il y faut pic et pioche. Et une journée pour essarter quelques mètres carrés. Dans une musette nous emportions notre déjeuner de midi : une bouteille de lait de chèvre, du pain de seigle, et quelques poignées de pommes de terre à faire rôtir dans les cendres des écobuages futurs. A la corne d'un champ récemment ensemencé, nous vîmes soudain une vieille accroupie.

- Té, la Clouque, dit grand-mère.

La Clouque ? Dans ce pays où le surnom est roi, appeler " glousse ", c'est à dire poule couveuse, une vieille femme à voix rauque et au nez en bec de volaille, ne m'étonnait pas.

- Ne regarde pas ! ordonna grand-mère.

Je crus comprendre. En ce temps là, les femmes du pays ne portaient aucun sous-vêtement. Elles urinaient debout, et pour le reste s'accroupissaient, enveloppées et gardées des regards par leurs longues jupes en parapluie, n'importe où, derrière un genêt. Les hommes détournaient les yeux. C'était normal, c'était simple. J'étais un homme, je regardai de l'autre côté.

Le soir, à notre retour, la vieille était toujours là. Que voilà un besoin naturel durable !

- Elle va rester là longtemps ? demandai-je à ma grand-mère.

- Toute la nuit.

Cette fois, mon regard furtif, malgré le tabou, enregistra la scène : la vieille était non pas accroupie dans ses jupes, mais assise à cru sur la terre du champ ensemencé. A sa droite un bol rempli de lait, du moins je le crus, et à sa gauche un bol rempli de sang, auprès d'un calel dont elle protégeait la flamme.

Boire du lait, nous l'avions fait nous-mêmes. Mais du sang ? Le visage de la Clouque en était taché de rouge sombre.

Les années ont passé. La vieille mourut vers 1910, puis ce fut la Grande Guerre, puis l'autre. Depuis, personne n'a remplacé la Clouque. Aujourd'hui ce rite rural est totalement oublié, sauf de très vieilles gens. La Clouque était la dernière représentante d'une lignée qui se perdait dans un passé millénaire, comme vous l'allez voir.

La Clouque mettait son sexe en contact avec le sol ensemencé pour aider la terre à enfanter. Le premier bol ne contenait pas du lait, mais de la farine délayée. La Clouque en buvait de temps en temps, ou en versait sur l'humus. Cela symbolisait le besoin que l'homme avait du pain, le pain de la terre. Fais nous du grain, nous en ferons de la farine et des miches. Elle versait aussi du sang de bœuf puis s'en barbouillait le visage, et mâchait cette bouillie de terre rouge. Cela apprenait à la terre que le blé, c'est notre sang futur : fais nous du grain, nous en ferons du sang. La Clouque couvait ainsi auprès de sa lanterne pendant 24 heures. Au petit matin, elle passait dans les fermes :

- Ela ausis ! Ela ausis...

Cela voulait dire que la terre avait compris la Clouque. (Ela ausis : Elle entend)

Ela ausis ? Elle entend ?....

Lisons plutôt la relation du mystologue Svoronos (Couchoud) qui décrit l'un des rites du culte de Demeter, grande divinité de la terre féconde, qui appelle chaque printemps sa fille Persephone, retenue aux enfers :

" Quand venait le moment pathétique de l'année, les jours de semailles, on se préparait par le jeûne à l'acte hasardeux. On parcourait avec des torches la terre labourée pour renflammer ses énergies. Afin de l'inciter à la fécondité, on faisait passer en elle les effluves mystérieux du corps féminin. La prêtresse présentait rituellement à la terre l'organe qui enfante, afin d'inciter Demeter à reproduire. Et les femmes mariées restaient à cru sur la terre un jour entier. On mêlait de la farine à de l'eau pour la faire goûter, par les crevasses du sol, à la déesse. On la buvait, pour lui montrer le besoin qu'on en avait... A la fin la prêtresse était rituellement engrossée comme Demeter le fût par Jasion, le héros laboureur, sur la jachère trois fois labourée ."

Que vous en semble ? Sauf le viol rituel, nous retrouvons les torches figurées par la lanterne, la farine répandue et avalée, la nudité intime au contact de la terre maternelle.

Et si l'on se rappelle que ces quelques scènes faisaient partie des grands mystères célébrés à Eleusis pendant près de 8 siècles, transportés dans notre Languedoc hellénistique par des marchands qui loin de se contenter de quelques comptoirs des bords de mer, Marseille, Agde, Gruissan, avaient profondément pénétré dans la terre d'Oc, jusqu'au cœur des montagnes, emportant à la semelle de leurs sandales de bois un peu de leur terre et un peu de leurs mythes, on est frappé par le parallélisme :

" Eleusis " chantait la prêtresse de Demeter il y a 2000 ans.

" Ela ausis " criait la Clouque rauque au début de ce siècle.

N'est-ce pas curieux ?

Il manque certes la coupe de sang de la Clouque à la prêtresse de Demeter, mais on retrouve le même mythe du sang dans les mystères de Cybèle, en Phrygie, en Crête, à Olympie, à Mycènes. Les amours sauvages de Cybèle, déesse des moissons, fille de Demeter, avec le dieu berger Attis, finirent dans une orgie sanglante. Pour honorer Cybèle, qui porte le nom terrible de Grande Mère des Dieux, il se châtra, offrit ses dépouilles à la déesse et répandit son sang sur la terre qu'il féconda.

En hommage à Attis et à Cybèle, on immolait un taureau sur une claie posée sur une fosse. Le sang coulait sur un eunuque couché dans la fosse et qui en ressortait tout barbouillé de rouge ; le peuple avait alors le droit de puiser au fond de la fosse ce sang mêlé de terre. On s'en frottait le visage et on courait le répandre en libations sur le blé nouvellement semé.

Ne peut-on voir une similitude entre la coupe de Cybèle et le bol sanglant de la Clouque ?

Je l'ignore, mais voici en tout cas l'histoire étrange que j'ai retrouvée dans les archives paroissiales du Soulié :

En Mars 1750, du haut de sa chaire, le curé Monteil fulminait. Son sermon fustigeait les suppôts de l'Enfer qui adoraient Brancary, faux saint et démon notoire, plutôt que le calvaire qui sanctifiait ces lieux. Le brave curé en voulait surtout à la Marianil de Combebirot, qui parcourait les champs avec un bol de sang et une lanterne : sans doute le Clouque de l'époque. Le Pierril Berthezou, mari de la Marianne, prit fort mal la chose. Il sortit de l'église, fit provision de cailloux et lapida le prêtre juste au moment de l'élévation.

Horreur et sacrilège : l'hostie consacrée roula sue les dalles. Le scandale fut immense. La messe interrompue, toute la liturgie de la profanation devint un spectacle d'épouvante que, de mémoire de Solarien, on n'avait jamais vu dans cette église.

L'hostie fut enclose dans des barrières, puis brûlée à l'alcool sous les après prières du pardon, de la contrition, et de l'exorcisme.

Réaction de l'évêque de Saint Pons dont dépendait alors la paroisse : double excommunication du Berthézou et interdit sur l 'église ; amende honorable pieds nus, en chemise, la corde au cou et à genoux jusqu'à Saint Pons.

Peut-être le curé ne s'était-il pas trompé, en rendant à Cybèle ce qui appartenait à la Clouque.

Est-ce si étrange quand on pense que c'est à Ephèse, l'un des hauts lieux, précisément, du culte de Cybèle que le papa Sixte III, lors du concile de l'an437, para la vierge Marie de son titre de Grande Mère de Dieu, Dei Genitrix, qui lui reste à travers les siècles ?

Ainsi va le monde, et les linceuls pourpre où dorment les dieux morts n'ont pas fini de s'enrouler autour des visages oubliés...








La maison du Soulié-Bas




La famille